« Ce qui m’intéresse le plus, ce n’est pas le geste, mais le devenir du geste. » Anri Sala

Anri Sala investit plusieurs espaces de la Bourse de Commerce, avec certaines des pièces emblématiques de son œuvre.

L’exposition de Anri Sala fait résonner la Bourse de Commerce transformée en caisse de résonnance du monde.

Dans le Studio est montrée l’une des premières vidéos de l’artiste à être entrée en collection : Nocturnes, (1999)

Anri Sala, Nocturnes, 1999 
Pinault Collection © Anri Sala / Adagp, Paris, 2022. Photo Aurélien Mole

Nocturnes brosse le portrait de deux hommes dans un petit village français. Denis, ancien soldat, accro aux jeux vidéo, raconte son expérience de casque bleu aux Balkans; Jacques, metteur en scène, consacre à présent sa vie à collectionner des poissons tropicaux.

Entre fiction et documentaire, le croisement de ces deux témoignages, dont on ne sait s’ils sont authentiques ou inventés, donne lieu à un dialogue intimiste mettant en lumière un point commun: la solitude.

Alors que Jacques confie que ses poissons lui rappellent certaines attitudes humaines, par leur tendance à s’éviter les uns les autres et à tuer les nouveaux venus ; Denis, pour sa part, se livre sur sa difficulté à dormir, tourmenté par les exécutions commises durant la guerre.
Ces hommes, évoluant en marge de la société, semblent mener des vies marquées par l’anxiété et l’isolement. S’ils trouvent un exutoire à la vacuité de l’existence, c’est à travers des situations artificielles, presque in vitro, en vase clos, et sur lesquelles il leur semble alors possible de pouvoir reprendre le contrôle.
Filmé de nuit, Nocturnes passe de l’un à l’autre à travers la gestuelle de leurs mains, en un portrait fragmentaire,

À travers ces trajectoires singulières, Anri Sala sonde la vulnérabilité de la psyché humaine et révèle les ambiguïtés qui la traversent.


L’artiste albanais développe depuis les années 1990 une approche singulière nourrie de réflexions sur l’identité, l’Histoire et la mémoire.

Humanistes et mélancoliques, ses œuvres jouent souvent sur l’ambiguïté des discours et des
récits, où non-dit et imaginaire s’insinuent dans la réalité documentaire.
(Le court-métrage Nocturnes a été présenté pour la première fois par la Collection Pinault lors de l’exposition «Passage du temps» qui a eu lieu au Tri Postal de Lille en 2008.)

Rez-de-chaussée : Time No Longer, Anri Sala, Images de synthèse, son à cinq canaux,
lumières dynamiques. 13′

Photo : Andrea Rossetti

Time No Longer (2021) est une vidéo sans action ni personnage.

Elle montre une platine-disque, diffusant une entêtante musique. Il s’agit de Quatuor pour la fin du temps, composé en 1941 par Olivier Messiaen (1908-1992), dont Anri Sala n’a gardé pour l’essentiel que le solo de clarinette (arrangé par André Vida et Olivier Goinard), intitulé «Abîme des Oiseaux». Catapultée dans l’espace, dans l’apesanteur d’une station spatiale reproduite en images de synthèse, la platine tourne sur elle-même au gré de forces cosmiques invisibles. Son bras se lève pour retomber de façon aléatoire sur le vinyle, donnant à entendre la composition de façon fragmentaire, en une suite de phrases musicales hachées, tronquées, inachevées.

Le morceau choisi est un solo de clarinette qui évoque les anges de l’Apocalypse, annonçant la fin des temps.

Messiaen composa cette pièce pour Henri Akoka, grand clarinettiste français, juif algérien, avec qui il fut détenu par les nazis, au Stalag VIII-A.

Akoka joua ce solo pour la première et dernière fois, le 15 janvier 1941, devant des gardiens de prison et quelques prisonniers.

Dans la vidéo, le son de la clarinette s’alterne, puis se mêle, avec le chant mélancolique d’un saxophone. L’œuvre est aussi une élégie à Ronald McNair, astronaute africain américain et saxophoniste: premier musicien à projeter d’enregistrer dans l’espace, il fut victime de l’explosion de la navette spatiale américaine Challenger, détruite lors de son lancement en 1986, 73 secondes après son décollage.

Deux fantômes se répondent ici.

Spectrale, la musique de McNair s’harmonise avec la clarinette d’Akoka dans une cabine spatiale sans occupants.
Cette rencontre fugace, entre une musique qui a existé par-delà l’horreur et une autre qui brave la frontière de l’au-delà, fait coexister plusieurs types de solitude:
celle de la prison, celle du vide cosmique, celle de la mort.

Elle laisse advenir une étrange utopie. Ce décor, déserté de toute présence humaine, de toute vie, suggère un futur post-apocalyptique où l’homme n’est plus, ou seule résonne le fantôme de
son souvenir, à travers la mélodie d’une musique sans auditoire.

Le film débute et se termine par la lumière éthérée du soleil affleurant à la surface du globe.

Crépuscule planétaire ou aube d’un jour nouveau?

Pour Messiaen, ce morceau de partition dédié aux oiseaux était un moyen de combattre le désespoir, précisément contre les affres du temps :
«L’abîme, c’est le Temps, avec ses tristesses, ses lassitudes. Les oiseaux, c’est le contraire du Temps; c’est notre désir de lumière, d’étoiles, d’arcs-en-ciel et de jubilantes vocalises!» disait le compositeur.

«Dans mes films, on rencontre souvent le souvenir d’un événement à travers la manière dont le corps le mémorise. Je tente de déceler et de dépeindre ces gestes. Les films résultent des effets qui se produisent entre un lieu, des sons et des personnages». Anri Sala

Pour Take Over, deux œuvres musicales se mêlent, toutes deux liées par l’Histoire:

La Marseillaise et L’Internationale.

Take Over, Anri Sala, Photo : Andrea Rossetti

Écrite en 1792, La Marseillaise est étroitement liée à la Révolution française; elle déborde pourtant le récit national pour devenir le symbole du renversement des régimes oppressifs dans d’autres pays du monde. C’est ainsi que les paroles de L’Internationale écrites en 1871 ont été initialement imaginées sur l’air de La Marseillaise. Ce n’est qu’en 1888 qu’une musique originale fut composée pour ce chant tandis qu’il devenait l’hymne du mouvement socialiste.

Les deux hymnes ont connu des variations de leur sens politique : révolution, restauration, socialisme, résistance, patriotisme… Ils ont été aussi associés à la colonisation, au totalitarisme et à l’oppression dans la seconde moitié du 20e siècle. Ces deux chants continuent encore aujourd’hui d’être appropriés par divers mouvements.

Take Over rend audible la relation étroite entre ces deux hymnes politiques et exploite la parenté musicale pour trouver des traces de cette signification symbolique changeante.

Placée seule dans la Galerie 2, Take Over se manifeste d’abord comme une structure architecturale contenue, constituée d’un mur central avec des panneaux de verre inclinés.

Les deux chansons apparaissent doublées dans deux films complémentaires. Projetés chacun sur un côté du mur de projection, les films représentent le clavier d’un piano Disklavier, joué par un joueur humain et animé par sa programmation.

Une variété d’actions – mouvements rythmiques, coups simples, grappes, vagues ou éclats – transforme le clavier en un paysage animé en noir et blanc, fait de vallées et de pics.

Take Over abolit les frontières entre les différents médias – les films sont sculpturaux, les murs de verre sont cinématographiques et les sons oscillants semblent modeler l’espace. De plus, le son détermine littéralement le film, dont le centre d’intérêt changeant est lié aux tonalités musicales et au mouvement des touches qui les produisent – même si le système sous-jacent reste insaisissable.

En écho à l’œuvre de Anri Sala et en étroite collaboration avec l’artiste, plusieurs événements et concerts sont également programmés.

Infos pratiques

ANRI SALA

EXPOSITION TIME NO LONGER

Commissaires: Emma Lavigne et Caroline Bourgeois

Du lundi au dimanche de 11h à 19h
Fermeture le mardi et le 1er mai.
Nocturne le vendredi jusqu’à 21h
Le premier samedi du mois, nocturne gratuite de 17h à 21h.

La réservation est conseillée.
Plein tarif : 14€
Tarif réduit : 10€
Gratuit après 16h pour les porteurs de la carte Super Cercle.